L'infraction de fraude fiscale
- Kahina BENNOUR
- 10 juil.
- 10 min de lecture
Comprendre la fraude fiscale en droit français : cadre légal, sanctions et enjeux contemporains
La fraude fiscale demeure l’un des enjeux majeurs de la politique publique en France, tant par son impact sur les finances de l’État que par la complexité des mécanismes mis en œuvre pour la détecter et la sanctionner. Cet article propose une analyse approfondie du cadre juridique de la fraude fiscale, des sanctions encourues, des moyens de détection et des évolutions récentes, en s’appuyant exclusivement sur les textes législatifs et la jurisprudence la plus pertinente. L’objectif est d’offrir une vision claire, précise et actualisée de la lutte contre la fraude fiscale, à destination des professionnels du droit, des entreprises et de toute personne soucieuse de comprendre les risques et les obligations en la matière.

Définition et fondements juridiques de la fraude fiscale
La fraude fiscale se définit comme l’ensemble des procédés délibérés visant à se soustraire, en tout ou partie, à l’établissement ou au paiement de l’impôt. Elle se distingue de la simple erreur ou de la négligence par l’intention frauduleuse, élément central de l’infraction. Selon la jurisprudence, la caractérisation de la fraude fiscale suppose la réunion d’un élément matériel (dissimulation de revenus, fausses déclarations, usage de sociétés fictives, etc.) et d’un élément intentionnel (volonté de se soustraire à l’impôt).
La Cour de cassation a rappelé que la preuve de l’intention frauduleuse est indispensable pour retenir la qualification de fraude fiscale. Ainsi, dans un arrêt de principe, elle a jugé que "en cas de poursuites pénales tendant à l'application des articles 1741 et 1743 du Code général des impôts, le ministère public et l'administration doivent apporter la preuve du caractère intentionnel soit de la soustraction, soit de la tentative de se soustraire à l'établissement des impôts mentionnés par ces articles. Encourt la cassation l'arrêt qui ne caractérise pas, à la charge du prévenu, l'élément personnel de mauvaise foi exigé par ce texte." (Cour de Cassation, Chambre criminelle, du 3 janvier 1983, Inédit).
Les principales infractions et montages frauduleux
Le Code général des impôts prévoit de nombreuses infractions spécifiques en matière de fraude fiscale, qui visent tant les contribuables que les tiers complices ou instigateurs. L’article 205 A du Code général des impôts dispose que "pour l'établissement de l'impôt sur les sociétés, il n'est pas tenu compte d'un montage ou d'une série de montages qui, ayant été mis en place pour obtenir, à titre d'objectif principal ou au titre d'un des objectifs principaux, un avantage fiscal allant à l'encontre de l'objet ou de la finalité du droit fiscal applicable, ne sont pas authentiques compte tenu de l'ensemble des faits et circonstances pertinents. [...] Un montage ou une série de montages est considéré comme non authentique dans la mesure où ce montage ou cette série de montages n'est pas mis en place pour des motifs commerciaux valables qui reflètent la réalité économique." (Article 205 A du Code général des impôts).
La jurisprudence illustre la diversité des procédés frauduleux. Par exemple, la Cour de cassation a validé la condamnation d’un promoteur immobilier ayant dissimulé des sommes imposables sous le couvert de sociétés civiles immobilières fictives, ce qui lui a permis de bénéficier indûment d’un régime fiscal avantageux : "Justifie sa decision l'arret qui condamne un promoteur immobilier du chef de fraudes fiscales en constatant que sous le couvert de societes civiles immobilieres qui etaient fictives, ce promoteur professionnel a dissimule volontairement des sommes assujetties a l'impot sur le revenu des personnes physiques pour un montant excedant la tolerance legale et, beneficiant d'un regime fiscal auquel il n'avait pas droit, s'est soustrait frauduleusement a l'etablissement et au payement d'une partie de ses impositions." (Cour de Cassation, Chambre criminelle, du 21 janvier 1975, 74-91.581, Publié au bulletin).
De même, la dissimulation de revenus par le biais de sociétés écrans, l’utilisation de comptes à l’étranger non déclarés, ou encore la délivrance de fausses factures constituent des infractions récurrentes, comme l’illustre la jurisprudence récente sur les montages internationaux impliquant des trusts et des sociétés offshore (Cour d'appel de Paris, 5 mars 2024, n° 21/07392).
Les sanctions fiscales et pénales applicables
Le dispositif répressif français en matière de fraude fiscale est particulièrement complet et prévoit des sanctions à la fois fiscales, administratives et pénales.
L’article 1740 A bis du Code général des impôts vise spécifiquement les professionnels du conseil qui facilitent la fraude fiscale, en disposant que "lorsque l'administration fiscale a prononcé à l'encontre du contribuable une majoration de 80 % sur le fondement du c du 1 de l'article 1728, des b ou c de l'article 1729 ou de l'article 1729-0 A, toute personne physique ou morale qui, dans l'exercice d'une activité professionnelle de conseil à caractère juridique, financier ou comptable ou de détention de biens ou de fonds pour le compte d'un tiers, a intentionnellement fourni à ce contribuable une prestation permettant directement la commission par ce contribuable des agissements, manquements ou manœuvres ainsi sanctionnés est redevable d'une amende [...] égale à 50 % des revenus tirés de la prestation fournie au contribuable. Son montant ne peut être inférieur à 10 000 €." (Article 1740 A bis du Code général des impôts).
En matière pénale, l’article 1744 du Code général des impôts prévoit que "est punie de trois ans d'emprisonnement et d'une amende de 250 000 € la mise à disposition, à titre gratuit ou onéreux, d'un ou de plusieurs moyens, services, actes ou instruments juridiques, fiscaux, comptables ou financiers ayant pour but de permettre à un ou plusieurs tiers de se soustraire frauduleusement à l'établissement ou au paiement total ou partiel des impôts mentionnés au présent code." (Article 1744 du Code général des impôts).
La jurisprudence confirme la sévérité de la répression, en particulier lorsque la fraude est commise de manière organisée ou avec la complicité de professionnels. Ainsi, la Cour de cassation a jugé que "justifie sa décision la Cour d'appel qui, pour condamner un prévenu du chef de fraude fiscale constate que les revenus frauduleusement dissimulés par lui excèdent la tolérance légale établie par les articles 1835 ancien du Code général des Impôts et 1741 de la nouvelle codification. Le juge répressif qui n'a pas à rétablir les valeurs permettant de déterminer l'assiette des impôts mais seulement à rechercher si le prévenu s'est soustrait ou a tenté de se soustraire à l'établissement ou au paiement des impôts, n'est pas tenu de surseoir à statuer sur l'action publique jusqu'à décision de la juridiction administrative." (Cour de Cassation, Chambre criminelle, du 17 novembre 1971, 70-93.101, Publié au bulletin).
Procédures de contrôle et moyens de détection de la fraude fiscale
La lutte contre la fraude fiscale s’appuie sur des dispositifs de contrôle sophistiqués, associant l’analyse humaine et l’intelligence artificielle. La CNIL a récemment rappelé que "la lutte contre la fraude fiscale est un objectif de valeur constitutionnelle qui légitime certaines actions du Gouvernement et de l'administration en faveur d'une détection efficiente des manquements et des infractions prévus au code des impôts. [...] Le traitement CFVR fait appel, d'une part, à l'agrégation de plusieurs bases de données internes à la direction générale des finances publiques (DGFiP), comme les fichiers des comptes bancaires (traitement FICOBA ) et des contrats de capitalisation et d'assurance-vie (traitement FICOVIE ), et externes, telles que certaines données des unions de recouvrement des cotisations de sécurité sociale et d'allocations familiales (URSSAF), et, d'autre part, à des modèles statistiques probabilistes reposant sur la recherche d'atypies ou d'incohérences, sur l'expérience acquise par la DGFiP ainsi que sur l'analyse de réseaux afin de faire apparaître de possibles liens entre des personnes physiques ou morales." (CNIL, Délibération du 14 décembre 2023, n° 2023-150).
Les moyens d’enquête sont également renforcés en cas de fraude organisée. Le Conseil constitutionnel a validé l’extension des techniques spéciales d’enquête (écoutes, perquisitions, garde à vue prolongée) aux infractions de fraude fiscale commises en bande organisée, en soulignant la nécessité de concilier la protection des droits fondamentaux et l’efficacité de la répression : "le paragraphe IV de l'article 66 donne une nouvelle rédaction de l'article 706-1-1 du code de procédure pénale ; que cet article, d'une part, rend applicables les articles 706-80 à 706-88, 706-95 à 706-103, 706-105 et 706-106 du code de procédure pénale, selon le cas, à l'enquête, à la poursuite, à l'instruction et au jugement des délits de fraude fiscale prévus par les articles 1741 et 1743 du code général des impôts « lorsqu'ils sont commis en bande organisée ou lorsqu'il existe des présomptions caractérisées que ces infractions résultent d'un des comportements mentionnés aux 1° à 5° de l'article L. 228 du livre des procédures fiscales » [...]" (Conseil constitutionnel, décision n° 2013-679 DC du 4 décembre 2013, Loi relative à la lutte contre la fraude fiscale et la grande délinquance économique et…).
Les droits de la défense et les garanties procédurales
La répression de la fraude fiscale s’accompagne de garanties procédurales essentielles, tant au stade de l’enquête que du jugement. La Cour de cassation a rappelé que le juge répressif doit s’assurer de la réalité de l’intention frauduleuse et du respect des droits de la défense. Par ailleurs, la Cour européenne des droits de l’homme veille à ce que les poursuites ne soient pas menées de manière rétroactive ou en violation du principe ne bis in idem.
Dans l’affaire Veeber c. Estonie, la CEDH a jugé que "la condamnation du requérant pour des actes qui ne constituaient pas une infraction au moment où ils ont été commis constitue une violation de l'article 7 § 1 de la Convention, entraînant un préjudice moral." (CEDH, Cour (quatrième section), AFFAIRE VEEBER c. ESTONIE (N° 2), 21 janvier 2003, 45771/99).
En France, la CEDH a également été saisie de la question du cumul des sanctions fiscales et pénales. Dans l’affaire Gaubert c. France, la Cour a considéré que "les poursuites pénales et fiscales étaient distinctes et que le principe ne bis in idem ne s'appliquait pas dans ce cas, car les infractions étaient différentes tant sur le plan matériel que temporel." (CEDH, GAUBERT c. FRANCE, 10 février 2025, 8103/24).
Les montages internationaux et la coopération administrative
La fraude fiscale prend souvent une dimension internationale, notamment par l’utilisation de sociétés offshore, de trusts ou de comptes à l’étranger. Le législateur a renforcé les obligations déclaratives et les sanctions en cas de non-respect. L’article 1766 du Code général des impôts prévoit ainsi que "les infractions aux dispositions du premier alinéa de l'article 1649 AA sont passibles d'une amende de 1 500 € par contrat non déclaré. Ce montant est porté à 10 000 € par contrat non déclaré lorsque l'obligation déclarative concerne un Etat ou territoire qui n'a pas conclu avec la France une convention d'assistance administrative en vue de lutter contre la fraude et l'évasion fiscales permettant l'accès aux renseignements bancaires." (Article 1766 du Code général des impôts).
La jurisprudence récente confirme la mobilisation des moyens d’enquête pour détecter et sanctionner ces montages. La Cour de cassation a validé la légalité des visites et saisies dans les locaux de sociétés suspectées de fraude fiscale internationale, en soulignant que "il existe des présomptions selon lesquelles : la société Luxembourgeoise Infopatient SA qui serait animée depuis la France développerait sur le territoire national, une activité de gestion de site Internet, prise de participations dans des entreprises intervenant dans le secteur médical et développement de systèmes d'information sans souscrire les déclarations fiscales relatives à cette activité et ainsi, ne procèderait pas à la passation régulière de ses écritures comptables [...] qu'ainsi toutes ces personnes se seraient soustraites et/ou se soustrairaient à l'établissement et au paiement de l'impôt sur le revenu (catégories des bénéfices industriels et commerciaux (BIC), et/ou des bénéfices non commerciaux (BNC)), de l'impôt sur les sociétés (IS) et de la taxe sur la valeur ajoutée (TVA) en se livrant à des achats ou des ventes sans facture, en utilisant ou en délivrant des factures ou des documents ne se rapportant pas à des opérations réelles ou en omettant sciemment de passer ou de faire passer des écritures ou en passant ou en faisant passer sciemment des écritures inexactes ou fictives dans des documents comptables dont la tenue est imposée par le Code Général des Impôts (articles 54 et 209-I pour l'IS, 54 pour les BIC, 99 pour les BNC, et 286 pour la TVA) ; qu'ainsi la requête est justifiée et que la preuve des agissements présumés peut, compte tenu des procédés mis en place, être apportée par la mise en oeuvre du droit de visite et de saisie prévu à l'article L. 16 B du Livre des procédures fiscales" (Cour de Cassation, Chambre criminelle, du 4 mai 2006, 05-85.351, Inédit ; Cour de Cassation, Chambre criminelle, du 4 mai 2006, 05-85.352, Inédit).
Conclusion
La lutte contre la fraude fiscale en France repose sur un arsenal juridique et jurisprudentiel particulièrement dense, associant prévention, détection et répression. Les professionnels du droit et les entreprises doivent être particulièrement vigilants quant à la conformité de leurs pratiques, tant au regard des obligations déclaratives que des montages mis en place. La jurisprudence rappelle que l’intention frauduleuse est au cœur de la qualification pénale, mais que la répression s’étend également aux tiers complices et aux professionnels du conseil. Les évolutions récentes, notamment en matière de détection automatisée et de coopération internationale, témoignent de la volonté des pouvoirs publics de renforcer l’efficacité de la lutte contre la fraude fiscale, tout en préservant les droits fondamentaux des personnes concernées.
Pour aller plus loin, il est essentiel de se tenir informé des évolutions législatives et jurisprudentielles, et de solliciter l’avis d’un professionnel du droit en cas de doute sur la régularité d’une opération ou d’un montage fiscal. La transparence, la traçabilité et la réalité économique des opérations demeurent les meilleurs remparts contre le risque de requalification et de sanction pour fraude fiscale.
Sources citées
CNIL, Délibération du 14 décembre 2023, n° 2023-150. Lire en ligne :
CEDH, Cour (quatrième section), AFFAIRE VEEBER c. ESTONIE (N° 2), 21 janvier 2003, 45771/99. Lire en ligne :
Cour d'appel de Paris, 5 mars 2024, n° 21/07392. Lire en ligne :
Cour de Cassation, Chambre criminelle, du 3 janvier 1983, Inédit. Lire en ligne :
CEDH, GAUBERT c. FRANCE, 10 février 2025, 8103/24. Lire en ligne :
Conseil constitutionnel, décision n° 2013-679 DC du 4 décembre 2013, Loi relative à la lutte contre la fraude fiscale et la grande délinquance économique et…. Lire en ligne :
Cour de Cassation, Chambre criminelle, du 4 mai 2006, 05-85.351, Inédit. Lire en ligne :
Cour de Cassation, Chambre criminelle, du 4 mai 2006, 05-85.352, Inédit. Lire en ligne :
Cour de Cassation, Chambre criminelle, du 21 janvier 1975, 74-91.581, Publié au bulletin. Lire en ligne :
Cour de Cassation, Chambre criminelle, du 17 novembre 1971, 70-93.101, Publié au bulletin. Lire en ligne :
Article 205 A du Code général des impôts. Lire en ligne :
Article 1740 A bis du Code général des impôts. Lire en ligne :
Article 1766 du Code général des impôts. Lire en ligne :
Article 1744 du Code général des impôts. Lire en ligne :
L'infraction de fraude fiscale



