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Rupture brutale des relations commerciales : cadre légal, jurisprudence et enjeux pratiques

  • Photo du rédacteur: Kahina BENNOUR
    Kahina BENNOUR
  • 11 juil.
  • 9 min de lecture

La rupture brutale des relations commerciales établies est l’un des contentieux les plus fréquents et sensibles du droit des affaires français. Elle concerne toutes les entreprises, qu’elles soient fournisseurs, distributeurs, prestataires de services ou clients, et vise à protéger la stabilité des relations économiques contre les ruptures soudaines et non anticipées. Cet article propose une analyse complète du cadre légal, des critères jurisprudentiels et des bonnes pratiques pour prévenir ou gérer ce risque, en s’appuyant sur les textes et décisions de justice les plus récents.

avocat contrat commercial

Résumé des principales conclusions

La rupture brutale d’une relation commerciale établie engage la responsabilité de son auteur et l’oblige à réparer le préjudice causé, sauf à avoir respecté un préavis écrit tenant compte de la durée de la relation et des usages du secteur. La jurisprudence précise que la relation doit être stable, suivie et habituelle, et que la brutalité s’apprécie au regard de l’absence ou de l’insuffisance du préavis. Les tribunaux sanctionnent la brutalité, qu’elle soit totale ou partielle, et apprécient au cas par cas la durée du préavis nécessaire. Les exceptions (inexécution contractuelle, force majeure) sont strictement encadrées. Les décisions récentes confirment la rigueur de l’analyse et l’importance de la preuve, tant sur l’existence de la relation que sur la réalité du préjudice.


Fondements légaux de la rupture brutale des relations commerciales

Le principal texte encadrant la rupture brutale des relations commerciales est l’Article L442-1 du Code de commerce, qui dispose : "II.-Engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé le fait, par toute personne exerçant des activités de production, de distribution ou de services de rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, en l'absence d'un préavis écrit qui tienne compte notamment de la durée de la relation commerciale, en référence aux usages du commerce ou aux accords interprofessionnels, et, pour la détermination du prix applicable durant sa durée, des conditions économiques du marché sur lequel opèrent les parties. En cas de litige entre les parties sur la durée du préavis, la responsabilité de l'auteur de la rupture ne peut être engagée du chef d'une durée insuffisante dès lors qu'il a respecté un préavis de dix-huit mois. Les dispositions du présent II ne font pas obstacle à la faculté de résiliation sans préavis, en cas d'inexécution par l'autre partie de ses obligations ou en cas de force majeure."

Ce texte s’applique à toute personne exerçant une activité de production, de distribution ou de services, et vise à garantir la sécurité des relations d’affaires en imposant un préavis adapté à la durée et à l’intensité de la relation. Il précise également que la responsabilité ne peut être engagée si un préavis de 18 mois a été respecté, sauf inexécution ou force majeure.

L' Article 9 de la LOI n° 2023-221 du 30 mars 2023 introduit, à titre expérimental, des aménagements pour les fournisseurs de produits soumis à un cycle de commercialisation particulier, leur permettant de mettre fin à la relation sans que le distributeur puisse invoquer la rupture brutale, en l’absence de convention conclue dans les délais impartis : "le fournisseur peut : 1° Soit, en l'absence de contrat nouvellement formé, mettre fin à toute relation commerciale avec le distributeur, sans que ce dernier puisse invoquer la rupture brutale de la relation commerciale au sens du II de l'article L. 442-1 du code de commerce ; 2° Soit demander l'application d'un préavis conforme au même II."


Définition et critères de la relation commerciale établie

La notion de "relation commerciale établie" est centrale. Selon la jurisprudence, elle suppose une relation stable, suivie et habituelle, permettant à la partie victime d’anticiper raisonnablement une continuité du flux d’affaires. La relation peut résulter d’un contrat écrit, d’une succession de contrats ou d’un simple courant d’affaires, même en l’absence de formalisation contractuelle.

La Cour d'appel de Paris, Pôle 5 chambre 4, 13 septembre 2023, n° 21/09217 rappelle que "le préavis doit s'entendre du temps nécessaire à l'entreprise délaissée pour se réorganiser, soit pour préparer le redéploiement de son activité, trouver un autre partenaire ou une solution de remplacement. Les critères pertinents sont notamment l'ancienneté des relations et les usages commerciaux, le degré de dépendance économique, le volume d'affaires réalisé, la progression du chiffre d'affaires, les investissements effectués, l'éventuelle exclusivité des relations et la spécificité du marché et des produits et services en cause ainsi que tout obstacle économique ou juridique à la reconversion. La rupture peut être totale ou partielle, la relation commerciale devant dans ce dernier cas être modifiée substantiellement."

Le Tribunal de commerce de Bordeaux, 11 mars 2021, n° 2020F00506 précise que "l'absence de contrat formalisé n'autorise pour autant aucune des parties à s'abstenir de se soumettre aux dispositions de l'article visé supra, qui n'introduit aucune obligation d'existence d'un contrat comme une condition préalable à son application. L'ancienneté de cette relation et la régularité des prestations commandées [...] ne laissent aucune ambiguïté sur l'existence d'une relation établie."


Appréciation de la brutalité de la rupture

La brutalité de la rupture s’apprécie au regard de l’absence ou de l’insuffisance du préavis. Le préavis doit être écrit et tenir compte de la durée de la relation, des usages du secteur, du volume d’affaires, de la dépendance économique, des investissements réalisés, etc.

La Cour d'appel de Paris, Pôle 5 - chambre 4, 30 mars 2022, n° 20/01173 rappelle que "le délai de préavis doit s'entendre du temps nécessaire à l'entreprise délaissée pour préparer le redéploiement de son activité, trouver un autre partenaire ou une autre solution de remplacement. Les principaux critères à prendre en compte sont la dépendance économique, l'ancienneté des relations, le volume d'affaires et la progression du chiffre d'affaires, les investissements spécifiques effectués et non amortis, les relations d'exclusivité et la spécificité des produits et services en cause."

La Cour d'appel de Paris, Pôle 5 - chambre 5, 8 octobre 2020, n° 17/19893 ajoute que "le texte précité vise à sanctionner, non la rupture elle-même, mais sa brutalité caractérisée par l'absence de préavis écrit ou l'insuffisance de préavis. La modification unilatérale et substantielle des conditions contractuelles précédemment pratiquées dans une relation durable peut être constitutive d'une rupture partielle."

Le Tribunal Judiciaire de Paris, 3e chambre 2e section, 31 janvier 2025, n° 21/13754 précise que "une relation commerciale établie revêt un caractère stable et habituel, tel que la partie victime de l'interruption pouvait raisonnablement anticiper pour l'avenir une certaine continuité du flux d'affaires avec son partenaire commercial. La relation commerciale établie peut résulter d'un simple courant d'affaires ou d'une succession de contrats."


Durée du préavis et circonstances particulières

La durée du préavis est appréciée in concreto, en fonction de la durée de la relation et des circonstances. Toutefois, la loi prévoit qu’un préavis de 18 mois exonère l’auteur de la rupture de toute responsabilité pour durée insuffisante, sauf inexécution ou force majeure.

La Cour de cassation, Chambre commerciale, 19 mars 2025, 23-23.507, Publié au bulletin a jugé que "la durée particulièrement longue de ce préavis consenti par l'auteur de la rupture de la relation commerciale établie, dépassant de deux ans la durée consacrée par les usages de la profession, est une circonstance particulière autorisant ce dernier, dès lors qu'il en a d'emblée informé la victime de la rupture, à ne pas maintenir les conditions antérieures au-delà de cette première année."

Le Tribunal de commerce de Lyon, 1er février 2023, n° 2021J1736 illustre l’application de la règle des 18 mois : "le Tribunal relève que la durée du préavis signifié par écrit à la société Y est de 17 mois. Depuis l'ordonnance du 24 avril 2019, en cas de différend entre les parties sur la durée du préavis, la responsabilité de la partie à l'origine de la rupture ne peut être engagée du chef d'une durée insuffisante si elle a respecté un préavis de dix-huit mois. Le Tribunal juge que la durée du préavis proposé par la société X tient tout à fait compte de la durée de la relation commerciale en cours, correspond aux dispositions légales en vigueur et ne permet pas de qualifier de brutale la rupture de la relation commerciale entre les sociétés Y et X."


Rupture partielle, modifications substantielles et exceptions

La rupture peut être totale ou partielle. Une modification unilatérale et substantielle des conditions contractuelles (baisse drastique des commandes, changement de mode de rémunération, etc.) peut constituer une rupture partielle brutale.

La Cour d'appel de Paris, Pôle 5 - chambre 5, 8 octobre 2020, n° 17/19893 précise que "la modification unilatérale et substantielle des conditions contractuelles précédemment pratiquées dans une relation durable peut être constitutive d'une rupture partielle."

Des exceptions existent : la rupture sans préavis est possible en cas d’inexécution contractuelle grave ou de force majeure, comme le rappelle l’Article L442-1 du Code de commerce : "Les dispositions du présent II ne font pas obstacle à la faculté de résiliation sans préavis, en cas d'inexécution par l'autre partie de ses obligations ou en cas de force majeure."


Preuve, indemnisation et articulation avec d’autres pratiques restrictives

La charge de la preuve pèse sur la partie qui invoque la rupture brutale. Elle doit démontrer l’existence d’une relation commerciale établie, la brutalité de la rupture (absence ou insuffisance de préavis) et le préjudice subi.

L’indemnisation vise à réparer le préjudice causé par la brutalité de la rupture, c’est-à-dire la perte de marge brute sur la période de préavis qui aurait dû être accordée. La jurisprudence exclut l’indemnisation au-delà de cette période, sauf circonstances exceptionnelles.

La Cour d'appel de Paris, Pôle 5 chambre 4, 13 septembre 2023, n° 21/09217 rappelle que "la rupture peut être totale ou partielle, la relation commerciale devant dans ce dernier cas être modifiée substantiellement." Elle précise également que "la relation était d'importance pour la SAS Chevreuse Matériaux, en valeurs absolue et relative, sa part dans le total des achats de la SAS Groupe MLB Concept, qui n'était quoi qu'il en soit pas négligeable (22 % en 2015 et 21 % des en 2016 et 2017 selon sa pièce 24), n'étant en revanche pas un critère pertinent. Elle était établie, peu important son absence de formalisation dans un contrat."


Jurisprudence : illustrations concrètes

La jurisprudence abonde en exemples illustrant la diversité des situations et l’appréciation au cas par cas par les juges.

Dans l'arrêt de la Cour d'appel de Paris, Pôle 5 chambre 4, 13 septembre 2023, n° 21/09217, la cour a reconnu la brutalité de la rupture d’une relation de plus de 5 ans, caractérisée par une diminution drastique des commandes sans préavis suffisant, et a condamné l’auteur à indemniser le préjudice.

Le Tribunal de commerce de Bordeaux, 11 mars 2021, n° 2020F00506 a jugé qu’une relation de 10 ans, même sans contrat écrit, était suffisamment établie pour ouvrir droit à indemnisation en cas de rupture brutale sans préavis.

La Cour d'appel de Paris, Pôle 5 - chambre 4, 30 mars 2022, n° 20/01173 a sanctionné la rupture anticipée d’un contrat d’entretien renouvelé tacitement, en retenant que la relation était stable et habituelle, et que le préavis d’un mois était insuffisant au regard de la durée de la relation.

La Cour d'appel de Paris, Pôle 5 - chambre 5, 8 octobre 2020, n° 17/19893 a admis qu’une modification substantielle des conditions contractuelles pouvait constituer une rupture partielle brutale.

Le Tribunal Judiciaire de Paris, 3e chambre 2e section, 31 janvier 2025, n° 21/13754 a reconnu la faute de l’auteur de la rupture pour absence de préavis, en rappelant que la relation commerciale établie peut résulter d’un simple courant d’affaires ou d’une succession de contrats.

La Cour de cassation, Chambre commerciale, 19 mars 2025, 23-23.507, Publié au bulletin a validé la possibilité, dans des circonstances particulières, de ne pas maintenir les conditions antérieures pendant toute la durée d’un préavis exceptionnellement long, dès lors que la victime a été informée dès le début.


Bonnes pratiques et conseils pour prévenir le risque de rupture brutale

Pour limiter le risque de contentieux, il est recommandé de :

  • Formaliser les relations commerciales par écrit, même en l’absence d’obligation légale, afin de clarifier les droits et obligations de chacun.

  • Anticiper toute rupture ou modification substantielle par un préavis écrit, dont la durée sera adaptée à la durée et à l’intensité de la relation, en tenant compte des usages du secteur.

  • Justifier toute rupture sans préavis par une inexécution contractuelle grave ou un cas de force majeure, en conservant les preuves des manquements ou des circonstances exceptionnelles.

  • Documenter la relation (correspondances, commandes, factures, échanges) pour pouvoir démontrer, en cas de litige, la stabilité, la régularité et l’importance du courant d’affaires.

  • En cas de doute sur la durée du préavis, privilégier un préavis d’au moins 18 mois pour se prémunir contre toute contestation, sauf circonstances particulières.


Conclusion

La rupture brutale des relations commerciales établies est strictement encadrée par la loi et la jurisprudence. Elle suppose l’existence d’une relation stable, suivie et habituelle, et impose à l’auteur de la rupture de respecter un préavis écrit adapté. Les tribunaux apprécient au cas par cas la durée du préavis et la réalité de la brutalité, en tenant compte de nombreux critères. Les exceptions sont rares et strictement interprétées. Pour les entreprises, la prévention passe par la formalisation des relations, l’anticipation des ruptures et la conservation des preuves. En cas de litige, la charge de la preuve et l’évaluation du préjudice sont déterminantes pour l’issue du contentieux.




Sources citées



Cour d'appel de Paris, Pôle 5 chambre 4, 13 septembre 2023, n° 21/09217. Lire en ligne :




Tribunal de commerce de Lyon, 1er février 2023, n° 2021J1736. Lire en ligne :




Tribunal Judiciaire de Paris, 3e chambre 2e section, 31 janvier 2025, n° 21/13754. Lire en ligne :




Cour de cassation, Chambre commerciale, 19 mars 2025, 23-23.507, Publié au bulletin. Lire en ligne :




Tribunal de commerce de Bordeaux, 11 mars 2021, n° 2020F00506. Lire en ligne :




Cour d'appel de Paris, Pôle 5 - chambre 5, 8 octobre 2020, n° 17/19893. Lire en ligne :




Cour d'appel de Paris, Pôle 5 - chambre 4, 30 mars 2022, n° 20/01173. Lire en ligne :




Article L442-1 du Code de commerce. Lire en ligne :




Article 9 de la LOI n° 2023-221 du 30 mars 2023 tendant à renforcer l'équilibre dans les relations commerciales entre fournisseurs et distributeurs (1). Lire en ligne :




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